Est-ce que tout le monde peut être créatif ?

Resume
Récemment, en courant, j'ai écouté le podcast suivant : Ça sert à quoi d’être créatifs ?
Comme la plupart des choses faites par Bing Audio, c'est un podcast plutôt intéressant. Cependant, je suis en désaccord sur beaucoup de propos qui y sont tenus. J'ai donc écrit ce billet de blog pour donner ma vision des choses
Introduction
Récemment, en courant, j'ai écouté le podcast suivant : Ça sert à quoi d’être créatifs ?
Comme la plupart des choses faites par Bing Audio, c'est un podcast plutôt intéressant où, en très résumé, les intervenants expliquent qu'être créatif est essentiel pour être heureux. Mais attention, ils ne parlent pas de la créativité au sens artistique du terme (ou plutôt pas que). Ils ne disent pas que tout le monde devrait écrire un livre, peindre ou jouer d'un instrument de musique. Ce qu'ils appellent la créativité, c'est quelque chose qui, théoriquement, peut concerner n'importe quel travail. Une boulangère peut être créative dans le choix des gâteaux qu'elle met en vente, un commercial peut (et même devrait) être créatif dans sa manière de personnaliser les conseils qu'il donne à ses clients. La créativité, dans ce sens-là, c'est prendre son travail à cœur et le personnaliser. C'est mettre de soi et s'exprimer à travers ce que l'on fait (peu importe ce que c'est ou que les autres le remarquent).
Et je ne peux qu'être d'accord avec ça. La raison même de l'existence de ce blog est que j'ai besoin, pour être heureux, d'un espace où je peux créer des choses, et que, malheureusement, mon job alimentaire ne me permet pas d'être créatif (ou très peu). Et j'ai vraiment du mal à imaginer qu'on puisse être bien dans sa peau si on n'a pas une activité qui nous tient à cœur et où on peut s'exprimer un minimum.
Cependant, là où j'ai le plus de mal, c'est lorsqu'ils expliquent que tout le monde peut et devrait être créatif. Et quand ils rajoutent que ceux qui disent qu'ils ne peuvent pas être créatifs se trouvent des excuses et que leurs arguments ne sont que des blocages psychologiques, je les trouve carrément méprisants. Alors, bien sûr, ce n'est pas totalement faux. Il y a une part de blocage psychologique et même un dressage social qui fait que les femmes et les pauvres ne vont pas oser se lancer dans certaines activités créatives en dehors de leur travail ou ne vont pas avoir suffisamment confiance en eux pour imposer leur manière de faire au travail (et donc revendiquer un droit à être créatif dans leur travail), alors que souvent cela améliorerait le résultat final et que beaucoup d'employeurs sont demandeurs de ce genre d'initiative. Et d'ailleurs, je rajouterais que beaucoup d'employeurs jouent sur ce besoin des salariés de s'impliquer dans leur travail et d'être fiers de ce qu'ils font pour leur faire accepter l'inacceptable, mais c'est légèrement hors sujet.
Néanmoins, je trouve que c'est problématique à plus d'un titre.
Tout le monde ne peut pas être créatif
Déjà, je pense que c'est totalement faux. Les blocages psychologiques sont non seulement une raison minoritaire pour laquelle certaines personnes n'ont pas autant d'occasions d'être créatives qu'elles le voudraient, mais en plus, ces blocages sont la conséquence de raisons plus fondamentales.
En effet, comme l'évoquait l'autrice d'un best-seller qu'ils ont cité, quand on est précaire, on ne peut pas être créatif. Pour en avoir eu un échantillon très faible au début de ma vie active, je peux témoigner que quand on a en permanence le souci de comment on va payer le loyer ou la peur de se faire virer ou de subir diverses humiliations ou de subir d'autres violences sociales, ça vous bouffe le cerveau. On pense en permanence et sans pouvoir s'en empêcher à comment être le plus proche de ce que l'on attend de nous et à trouver une astuce pour s'en sortir. Quand on est dans cette situation, dans ses moments de loisir, on a qu'une seule envie : se vider la tête.
Et à l'extérieur de chez soi (c'est-à-dire au travail et avec les gens que l'on croise), être soi-même représente un risque beaucoup trop important, car on n'est pas psychologiquement en état d'absorber des contrariétés supplémentaires si notre manière de faire déplaît (et bien entendu, au travail, il y a aussi le risque de diminuer ses chances d'acquérir le passeport vers la sortie de crise qu'est le CDI ou carrément de se faire virer). Et cela est démultiplié lorsque le vrai vous est très différent de la norme. Être soi-même, c'est facile et libérateur que quand votre identité est acceptée et valorisée. Si on prend le cas extrême des trans, beaucoup se suicident ou décident de détransitionner suite aux diverses brimades et violences qu'elles subissent lorsqu'elles assument publiquement qui elles sont vraiment. Et comment être créatif sans être soi-même ? Sans exposer publiquement qui l'on est. Vous me direz, il suffit de faire une activité artistique durant ses loisirs. Mais comme je l'ai dit, lorsque l'on est précaire, lors de ses loisirs, bien souvent, on n'a pas la tête et encore moins l'énergie pour ça. Et pourtant, je rejoins les auteurs de ce podcast sur le fait que la pratique d'une activité artistique leur serait extrêmement bénéfique.
Et comme j'ai suffisamment fait pleurer dans les chaumières dans cet article de blog et que je n'ai pas moi-même vécu ce type d'expérience, je vais me contenter de brièvement mentionner que de nombreux emplois, comme manutentionnaire dans un entrepôt Amazon, que certains sont contraints d'accepter pour sortir de la précarité, mais qui vous ôtent toute chance d'être créatif dans son travail ou d'avoir une activité artistique sur son temps libre.
Il en résulte de tout cela qu'il semble pour moi complètement faux de dire que tout le monde peut être créatif et que c'est une question de volonté et de vaincre ses blocages psychologiques. Pour moi, être créatif demande des conditions matérielles qui ne sont actuellement pas réunies pour beaucoup de gens. Et pour les obtenir, le seul moyen me semble être de se mobiliser collectivement dans des syndicats, dans des partis, dans des mouvements type gilets jaunes, etc. Prétendre le contraire, pour moi, c'est individualiser le problème et détourner les gens des vraies solutions à leur problème. Travailler sur soi, c'est beaucoup plus facile et agréable que le militantisme, mais ce ne sera efficace que chez les plus privilégiés (dont moi et les intervenants de ce podcast faisons partie). Prétendre le contraire, pour moi, c'est pousser les plus précaires à perdre leur temps dans une voie stérile et libérer les plus privilégiés de leur mauvaise conscience et de leur devoir d'user de leur privilège pour améliorer le sort du plus grand nombre à l'aide d'un discours finalement très méritocratique. Après tout, si les pauvres faisaient un petit effort, ils pourraient se libérer de leur blocage et être heureux, donc c'est de leur faute et pas de l'organisation sociale s'ils sont malheureux.
Et d'ailleurs, en parlant des dits blocages psychologiques, même si je ne nie pas leur réalité et l'importance de lutter contre, comme évoqué plus tôt, je pense qu'ils sont en partie dus à ces contraintes matérielles. Si les gens n'osent pas créer, se disent qu'ils ne sont pas capables ou que ce n'est pas pour eux, c'est en partie dû au phénomène bien connu et documenté scientifiquement de rationalisation. En effet, le cerveau humain est programmé pour trouver de la cohérence là où il n'y en a pas et préserver notre estime de nous-mêmes. Il en résulte pas mal de phénomènes étonnants comme sa capacité à inventer ou modifier des souvenirs. Mais dans le cas qui nous occupe, le phénomène qui nous intéresse, c'est qu'il a été prouvé que le cerveau passe son temps à inventer des raisons pour justifier nos actions et nos envies.
Par exemple, on sait maintenant que le choix de faire ou non des enfants n'a probablement pas grand-chose de conscient, et pourtant on a l'impression que c'est le cas. D'ailleurs, personnellement, je suis persuadé que c'est un choix conscient de ma part de ne pas avoir d'enfant, et je suis capable de l'argumenter en long, en large et en travers. Et pourtant, la recherche semble montrer que c'est notre inconscient qui décide si oui ou non on va vouloir des enfants et que ce n'est qu'après coup que notre cerveau va essayer de trouver des raisons pour justifier ce choix.
Autrement dit, on a l'illusion d'utiliser notre raison pour savoir si oui ou non on veut des enfants, mais en fait le choix a été fait par notre inconscient selon des critères que l'on ignore, et on utilise notre raison pour le justifier à posteriori. Et le cerveau fait cela car il a besoin que nos actes soient cohérents et que, dans notre culture, cela blesserait notre estime de nous-mêmes d'admettre que l'on ne sait pas pourquoi on a pris cette décision. Pour ceux qui se demanderaient, je le sais grâce à l'interview d'une biologiste dans un autre podcast de Bing Audio nommé : "Marie et les œufs en neige".
Mais cessons cette digression et faisons le lien avec le sujet initial. Je pense que les blocages psychologiques et les fausses excuses sont dus en partie à ce phénomène de rationalisation. Dans notre culture, reconnaître que nous sommes empêchés de faire ce que nous voulons par nos conditions de vie ou nos supérieurs hiérarchiques, c'est blesser notre estime de nous-mêmes.
Dans certains contextes, c'est même prendre le risque d'être accusé de se victimiser (malheureusement, notre société n'aime pas la faiblesse, alors que c'est la source de notre humanité). Il en résulte que ces excuses et blocages sont en partie créés par notre cerveau pour trouver une explication émotionnellement acceptable à notre absence d'activité créative. Ce sont donc des conséquences et non des causes de ce qui nous empêche de satisfaire notre besoin de créativité. Il y a bien sûr d'autres causes à ces blocages, à commencer par notre socialisation dans notre enfance. Certains vont être incités dans leur enfance à être créatifs et à s'affirmer en public (les hommes et les fils de bourgeois), tandis que d'autres vont être incités à être réservés et obéissants (les femmes et les fils de prolétaires).
Mais je vais arrêter là sur les causes et terminer cette partie en précisant que ces blocages persistent même lorsque les causes ayant entraîné leur création disparaissent, et donc que leur incitation à se débarrasser de ces blocages n'est pas inutile. Ce qui me gêne, c'est de se limiter à cela et de prétendre qu'il n'y a pas d'autres causes qui empêchent les gens d'être créatifs dans leur travail ou leur loisir.
Tout le monde ne peut pas pratiquer une activité artistique
Pour finir, même si ce n'est pas le propos central de ce podcast, vers la fin, un intervenant dit que, pour lui, tout le monde peut dessiner et écrire et qu'il suffit de prendre un crayon, une feuille de papier et son courage à deux mains, puis de se lancer. Cela me pose problème pour deux raisons. La première, c'est que si ses deux mains sont utilisées pour tenir son courage, alors on n'en a plus qu'une seule de libre pour écrire (d'accord, je sors). Ma deuxième et vraie raison, c'est que cela va à l'encontre de ma propre expérience d'écrivain amateur. Pour moi, parfois (et même souvent) lorsque cela concerne des activités artistiques, les excuses et blocages psychologiques n'en sont tout simplement pas. La personne vous dit juste la vérité avec des arguments, et voir sa parole rejetée par des arguments psychologisants est juste extrêmement méprisant et agaçant.
Je suis désolé pour les tenants du mythe du génie artistique sur qui le don de l'écriture serait tombé du ciel comme la misère sur le pauvre monde, mais l'écriture d'une histoire, même courte et mauvaise, demande un apprentissage. Il ne viendrait jamais à la tête de personne de dire que l'on peut jouer d'un instrument de musique sans avoir appris, et bien c'est pareil pour l'écriture.
Personnellement, durant mon adolescence, j'ai essayé d'écrire une histoire, mais faute de savoir comment faire, j'ai dû abandonner avant d'avoir écrit plus de dix lignes. Si, à l'époque, je me disais que je n'étais pas capable, ce n'était pas parce que j'avais un blocage psychologique ou que je me cherchais des excuses, mais parce que je ne pouvais pas. Ce n'est que longtemps après que le hasard de la vie a fait que je suis tombé sur des gens sur internet qui m'ont appris à écrire (et je ne les remercierai jamais assez). Pour moi, si vous avez l'impression que c'est naturel et que vous savez écrire depuis l'enfance, c'est soit vous avez des capacités exceptionnelles (peu probable), soit que vous avez grandi auprès de gens qui savaient déjà écrire et qui vous ont transmis ces connaissances (beaucoup plus probable, surtout si vous venez d'un milieu culturellement aisé) sans que vous ne vous en rendiez compte (et peut-être sans que eux-mêmes s'en rendent compte tant les enfants sont forts pour apprendre juste en regardant les adultes faire).
Pour pratiquer un art, il faut au minimum que l'on ait du temps à perdre dans l'apprentissage d'un art (si votre temps de loisir est compté, vous pouvez oublier) et que l'on ait accès à un moyen d'apprendre. On pourrait dire que grâce à internet et maintenant aux IA, ces savoirs sont de plus en plus accessibles (et c'est vrai). Cependant, même parmi les jeunes, beaucoup ne savent pas utiliser les outils numériques ou n'y ont pas accès faute de moyens financiers. Et de toute façon, il y a beaucoup de types d'art qui ne peuvent pas s’apprendre à distance (ou difficilement).
De plus, même chez les ours comme moi, la pratique d'un art se doit d'être un minimum social. Si vos écrivains de fanfiction favoris réclament à cor et à cri des reviews, ce n'est pas juste pour faire plaisir aux algorithmes de recommandation ou pour flatter leur ego (en tout cas pas que). C'est aussi parce qu'avoir des retours est le meilleur moyen que l'on a pour s'améliorer et pour se motiver. Et je suis persuadé que si je progresse dans le futur et continue à être motivé, ce sera en grande partie grâce à vos futurs retours. Non, ce n'est pas une manière déguisée de faire un chantage au review, je vous rappelle juste qu'à chaque fois que j'écris un article et que je n'ai pas de retour, je pleure pendant une semaine et vous maudis sur trois générations, mais à part ça, vous faites ce que vous voulez.
En tout cas, cela est valable pour l'écriture, et je pense que c'est également valable pour tous les autres arts. Prenons par exemple la musique. Bien sûr, on peut apprendre à jouer d'un instrument tout seul en regardant des tutos sur internet et se contenter ensuite de jouer dans sa chambre, mais c'est quand même vachement plus motivant, agréable et facile d'apprendre avec un professeur ou de pratiquer avec un groupe ou au minimum d'avoir une personne qui vous écoute volontairement jouer.
Il en résulte qu'au risque de tout politiser, je pense qu'encore une fois, il ne faut pas individualiser le problème au risque de proposer des solutions à côté de la plaque.
En conclusion, même si la priorité doit être d’améliorer les conditions de travail pour que davantage de personnes puissent s’y sentir bien et y être créatives, je pense que ce n'est pas toujours possible ou souhaitable et qu'il est donc important que l'on ait l'opportunité de satisfaire ses besoins créatifs en dehors de son travail. Pour cela, même face à des personnes qui ne sont pas précaires et ne font pas des métiers usants, il ne suffit pas d'incitation à se bouger le cul. Il faut aussi créer les conditions pour que ces personnes puissent apprendre un art qui les attire. Et quand je parle d'art, je ne parle pas seulement des arts nobles qui sont socialement valorisés.
En ce qui me concerne, je ne considère pas que ce soit dévalorisé l'écriture que de dire que le sport, le bricolage, la pêche (oui, désolé, même avec beaucoup d'efforts, je ne peux pas considérer ça comme un sport), le jardinage ou tout autre activité que l'on fait pour le plaisir sont des arts à part entière et ont la même valeur que les soi-disant grands arts. Pour moi, cela implique de financer et développer au maximum le milieu associatif où les adhérents seraient libres de définir leur propre activité sans que les notables locaux ne s'en mêlent. Et en plus, si vous avez lu mon article sur la guerre en Ukraine, vous saurez que pour moi, développer le milieu associatif est un moyen bien plus efficace de renforcer notre défense nationale que de créer davantage de bombes atomiques.